Philosophie des jeux vidéo

Dans le cadre des vendredis intellos de Mme Déjantée, j’ai envie de te parler d’un livre surprenant : Philosophie des jeux vidéo de Mathieu Tricot.

18,05€ – Paru aux éditions Zones.

C’est surprenant à deux titres : d’une part parce qu’on a du mal à imaginer un philosophe accro aux jeux vidéo (c’est pourtant le cas de Mathieu Tricot), et d’autre part parce que l’on assimile souvent -à tort- ce divertissement à une forme de décérébration mentale (en particulier concernant les jeux de pure baston) donc le lien avec la philo paraît ténu.

Et pourtant, l’auteur arrive à démontrer que l’existence obéit aux règles du videogame et que ceux qui critiquent la game culture sont des ignorants. Je rejoins un peu ce constat : tout n’est pas à jeter aux orties dans les jeux vidéo, et si l’on peut ne pas aimer, encore faut-il avoir essayé avant de critiquer.

Je l’avoue, je ne suis pas fan des gros jeux de baston, ni des jeux où des monstres te sautent dessus en te faisant frôler la crise cardiaque toutes les 5 minutes. J’ai le coeur fragile tu comprends. Je recherche plutôt des jeux d’aventure, de plate-forme (comme Mario) ou de stratégie. Pour te donner un exemple, mon jeu préféré est encore à ce jour Zelda Ocarina of Time, où j’avais pris un pied d’enfer (c’était sur N64). Le dernier Zelda était beaucoup trop sombre à mon goût… Mais j’ai déjà pré-commandé le nouveau qui va sortir le 18 novembre et je porte de gros espoirs dessus (‘tain je parle comme une geekette en manque).

Nintendo a compris qu’il y avait un vaste marché à conquérir auprès des familles en sortant la Wii, qui propose surtout des jeux « festifs » ou tendant à améliorer notre santé physique et intellectuelle. Je n’ose aller jusqu’à dire « mentale » car faut pas déconner non plus, encore que, peut-être aurons-nous bientôt un « jeu » où tu pourrais suivre une psychothérapie avec un psy virtuel que tu choisirais selon tes goûts, genre un clone de Frédérique Anton pour faire plaisir à mes copines Ava et Annabelle).

Pour revenir à des choses plus sérieuses (à la philo donc), Mathieu Triclot théorise la jouissance qu’il y a à jouer avec une manette entre les mains : il y a à la fois un effet de réel quand on manipule des objets (ou des armes…), quand on se balade à cheval dans la plaine en cherchant cette cxxxx de princesse Zelda, et à la fois un effet de perte de soi : on a plusieurs vies, on perd toute notion du temps, on incarne un héros…

PREMIER EXTRAIT : L’HISTOIRE DU PLOMBIER JAPONAIS

Mais tout cela n’est encore rien à côté des deux phénomènes, Mario et Zelda, qui sont au cœur de la réussite de la NES, eux qui vont asseoir la console de Nintendo aux États-Unis au moment où elle en a le plus besoin face au scepticisme du marché et à la bagarre qui s’annonce avec Sega. Super Mario Bros., c’est 40 millions de cartouches vendues, 6,5 millions pour Zelda (le jeu n’est pas livré avec la console). Sur l’ensemble de la franchise, Mario dépasse les 400 millions d’unités vendues.
Super Mario Bros., comme Legend of Zelda, contrairement au JRPG, ont comme points de départ bien identifiés des jeux d’arcade. Il est possible d’en retracer la généalogie complète. Toutes les étapes du bricolage sont visibles à ciel ouvert, ce qui permet de comprendre pas à pas comment des formes majeures ont pu se cristalliser autour d’un nouveau lieu.
Le personnage de Mario fait sa première apparition dans la borne Donkey Kong en 1981. Or Donkey Kong est déjà un jeu extrêmement singulier du point de vue de l’arcade. Le jeu se distingue par la reprise et l’intégration de toute une série d’innovations, déjà présentes mais dispersées : le jeu de plate-forme (inauguré avec Space Panic de Universal en 1980), la variété des tableaux (Phoenix de Taito en 1980), l’inversion des valeurs du chasseur et du chassé lorsque Mario détruit de son marteau les bidons qui d’ordinaire l’écrasent (Pac Man), la scène d’exposition (Lupin III de Taito en 1980).
La grande innovation de Donkey Kong, celle qui lui est propre, est sans doute le trio amoureux : le grand singe capture la demoiselle en détresse que le joueur, dans le rôle d’un étrange chevalier-charpentier à gros nez et à moustache, doit délivrer (pour la reconversion dans la plomberie, il faut attendre Mario Bros. en 1983). Jusqu’ici, tous les jeux d’arcade reposaient sur le principe d’un « sauve-toi toi-même ». Le but consistait à durer le plus longtemps possible dans le jeu, en évitant les projectiles et autres embûches. Donkey Kong fait bouger la structure, puisqu’il ne s’agit plus seulement de se sauver soi-même pour poursuivre le jeu, mais aussi de sauver la jeune femme, matérialisée à l’écran. Le jeu déplace en quelque sorte l’énergie mobilisée par le joueur pour sa propre sauvegarde et la concentre dans la figure d’un tiers, Pauline, la demoiselle qui appelle à l’aide.
La borne de Miyamoto joue sur les investissements de désir dans le jeu, qu’elle fait glisser de manière subtile. De là découlent plusieurs transformations. Le jeu intègre d’abord un but positif, une fin. Il ne s’agit plus seulement d’éviter de manquer la balle (Pong) ou d’éviter de la toucher (Space Invaders). Il faut aller jusqu’au bout d’une structure narrative pour vaincre le jeu. Pour la première fois, il devient possible de triompher de la borne. L’arcade n’est plus seulement ce face-à-face avec soi, cette mesure de soi-même face à une machine qui ne triche pas et reporte en toute objectivité la moindre faiblesse.
Bien entendu, Donkey Kong ne rompt pas complètement avec les formes de l’arcade. Au bout du dernier tableau, les retrouvailles ne sont que de courte durée et le jeu reprend tel quel, en étant simplement plus difficile, avec des projectiles plus rapides et qui prennent des chemins plus compliqués.
Le succès aidant, Donkey Kong a connu plusieurs suites : Donkey Kong Jr., dans lequel on dirige le fils du singe qui cherche à délivrer son père des griffes de l’horrible Mario, mais aussi Popeye, qui renouvelle le principe du triangle amoureux sur plate-forme, ou encore Mario Bros., qui, comme le nom l’indique, introduit le personnage du frère, Luigi, dans un jeu où deux joueurs peuvent s’entraider pour débarrasser un système de canalisation des tortues qui l’encombrent !

Le jeu vidéo est aussi un défouloir. Défouloir à frustrations, défouloir pour ceux qui se sentent rongés par la solitude ou la colère (rien de mieux que de tirer sur des zombies après s’être engueulé avec le voisin ou la nounou). Chez les adolescents, contrairement aux apparences, ça permet de créer du lien car ils partagent généralement les mêmes intérêts et peuvent même jouer ensemble via le net. Puis à cette période de la vie où l’on est bardé de complexes, ça permet de s’évader en se créant une autre existence dans un monde virtuel très élaboré, et là je pense surtout aux RPG (Role Playing Games) type Wow, qui rencontrent également un vif succès auprès des jeunes adultes.

DEUXIEME EXTRAIT : LE SALON, LA TÉLÉ, LA PRINCESSE ET MAMAN

« Merci, mais notre princesse est dans un autre château », Toad, le champignon de Super Mario Bros.

La famille joue à Space Invaders. Le père et le fils manœuvrent les joysticks – mais comment peuvent-ils jouer ensemble alors que le jeu n’est qu’à un joueur ? La mère a la main posée sur l’épaule du fils. La fille répète le geste, une main sur l’épaule du père, l’autre sur le téléviseur. L’image relie ainsi d’une chaîne continue l’écran de télévision à la mère, qui se tient légèrement en retrait, en passant par les mains de la fille et le fil du joystick.
Mais la photographie fonctionne aussi en miroir : la ligne fille-père-fils partage l’écran, les autres objets sont dédoublés. Le cadre avec le palmier sur fond de soleil couchant, d’un goût douteux, fait écho à la plante verte qui dépasse de l’arrière du téléviseur ; la collection de timbres, étrangement encadrée au mur, répète l’alignement des invaders auquel l’écran sert de cadre. Et où se trouve le double de la mère ? En face, évidemment, avec l’écran et la console, eux qui réunissent si bien – peut-être mieux qu’elle ? – la famille. Les noires puissances de Space Invaders, la fantaisie de la fin du monde, ont été retournées comme un gant, dans une atmosphère de kermesse familiale. Tout le monde a l’air absolument extatique, au point que cela en devient douteux. Mais il y a de quoi : papa bat fiston par 17 à 2. Le jeu vidéo est rentré au salon, sous l’égide de maman.

Pour conclure, je te laisse méditer sur cette grande idée défendue par l’auteur, à savoir que le jeu vidéo est le véritable inconscient de notre capitalisme tardif. Allez je te laisse pas comme ça, je te donne un exemple : dans la plupart des jeux vidéo, tu peux acheter de la vie, tu peux acheter du confort, de la bouffe pour que ton personnage soit heureux… Si tu prends les Sims par exemple, le but du jeu consiste à rendre heureux tes personnages en leur offrant un beau cadre de vie, des loisirs, une baraque propre et j’en passe. Ce sont là des logiques capitalistes. Mais dans la « vraie vie », ce n’est pas aussi simple…

TROISIEME EXTRAIT : COGITO ERGO SIMS

L’ensemble du jeu repose ainsi sur un système de paramètres sans lequel le jeu ne saurait se produire : des barres qui expriment l’état de satisfaction de nos personnages par rapport à leurs besoins fondamentaux (nourriture, sommeil, confort, mais aussi relations sociales, divertissement…). L’individu existe dans les Sims sous la forme pure d’un ensemble d’indicateurs. Comme chacun des objets du monde possède en retour lui aussi ses propres paramètres, le jeu ne consiste pas en autre chose que la recherche à tâtons d’un optimum : le plus de satisfaction possible pour mon Sims à travers les objets les plus adaptés. Sans cette gelée calculatoire qui s’étend sur chacun des objets et chacun des sujets de ce monde-là, le jeu n’existe pas. Bien entendu, il est toujours possible de se laisser séduire par les reflets de surface ou de tricher pour se concentrer sur la fabrique de la maison de poupée avec des crédits illimités ; mais, dès que l’on entre dans la logique du jeu, dès qu’on le joue, il est impossible de ne pas suivre la voie des indicateurs, de la résorption des alertes, de la maximisation du bonheur, des profits, des amis, des amours.
Les Sims font en petit ce que l’informatique fait en grand : réduire une situation à ses coordonnées symboliques et la manipuler à distance en agissant sur l’information disponible. Le jeu n’est pas seulement une métaphore de la manière dont l’information nous traverse, mais une incitation à la mise en pratique, à l’expérimentation de nouvelles définitions de soi. Quel joueur des Sims n’a pas envisagé sa propre vie au sortir d’une session de jeu comme un ensemble de paramètres à satisfaire ? Ce qui n’a pas de nombre n’a pas de nom, ce qui n’a pas de nombre n’existe pas. Et c’est avec cela que l’on joue, en deçà des messages, en deçà des règles, au niveau du dispositif du jeu vidéo lui-même.
Le jeu se paye même le luxe de mettre en scène l’application à soi-même de la logique des indicateurs. Le Sims n’est pas seulement le citoyen d’un univers numérique. Le Sims, c’est nous. Ainsi, le joueur est incité à fournir du divertissement à ses personnages en les faisant par exemple jouer à un jeu vidéo ; lequel n’est autre que les Sims. Mon personnage joue aux Sims, qui jouent aux Sims, qui jouent aux Sims, qui jouent aux Sims… et moi, derrière mon écran, qui suis-je ? Comment le joueur pourrait-il jouir d’une situation d’exception et échapper à la mise en abyme ? Le fond du jeu se situe au niveau de cette forme d’individualité numérisée, celle qu’évoquait Gates où l’amour et le commerce se ramènent à de l’information. Voici que, en jouant, je me suis subrepticement transformé en capital humain.
Les Sims se présentent ainsi comme un assemblage de significations disjointes, qui devrait nous apprendre à nous méfier des interprétations par trop univoques. Le même jeu véhicule tout à la fois un message libéral au plan des mœurs, une injonction à consommer et une incitation à la mise en conformité avec le régime du calcul et des indicateurs. Cette dernière strate n’est pas simplement cachée dans les profondeurs du jeu, mais exhibée en surface, retournée en miroir vers le joueur qui n’a d’autre choix que d’y contempler, contraint et forcé, son propre reflet numérique. Ouvre les yeux et regarde ce que le jeu a fait de toi.

NB : Pour lire l’interview de l’auteur sur Libé, c’est par ici.

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  • Ava
    23/09/2011

    Je ne suis pas trop jeu vidéo, je suis déjà assez fan de télé-réalité comme cela !
    anton, il est pour moi !


  • Clémence
    23/09/2011

    @ Ava : bon je te rajoute :p


  • Maryvonne Liegaut
    23/09/2011

    Mon fils de 21 ans et sa compagne sont de grands fans de WOW (World of warcraft). Dans la vie ils sont ouverts, bosseurs, sérieux (trop pour leur âge, disent certains). Alors je pense que jouer à WOW les délasse, met de la fantaisie dans leur quotidien. C' est un hobby comme un autre.
    C' est avec les ados qu'il faut être plus vigilant: il ne faut pas qu'ils s' enferment dans un monde uniquement virtuel.
    Il faut vivre avec son temps, en se fixant quelques limites….


  • AnnaPoubelle
    24/09/2011

    Ava c'est une voleuse de corset et d'Anton!!!! Moi j'ai joué longtemps à SL et c'était un excellent défouloir; trop peu de temps maintenant avec Bébé… Mais je comprends qu'on puisse se laisser enfermer dans un monde virtuel et perdre pied avec la réalité, je connais des adultes comme ça, alors avec les enfants faut faire super attention! xx


  • la famille déjantée
    24/09/2011

    Merci de ta contribution!!! Et ravie de te revoir parmi les neuroneuses du vendredi!!!
    Pour ma part, je ne suis pas certaine d'avoir parfaitement compris le message de ce livre (si tu pouvais nous rajouter un petit extrait, je crois que je t'aimerai à la folie!!!)…
    Il me semble qu'il argumente autour de la métaphore cerveau-ordinateur chère aux sciences cognitives… Pour le reste, je ne suis pas sûre de suivre… Je m'en vais demander à plus qualifié que moi!!!
    Allez, à tout bientôt pour les débriefs!


  • Clémence
    24/09/2011

    @ Maryvonne : le Mâle y jouait avant de devenir papa, donc je connais bien wow et d'ailleurs j'en ai parlé dans mon article ! C'est une détente certes, mais je pense qu'il y a une notion de défouloir en plus car la détente passive, ce serait prendre l'apéro, regarder la télé. Alors que jouer nécessite quand même une démarche active, donc est-ce vraiment une détente complète ?

    @ AnnaPoubelle : va falloir partager je le crains :p Tu as raison, faut faire gaffe à ne pas tomber dans le "no life", mais en général quand on a une vie de couple et a fortiori un ou plusieurs gnomes, on évite cet écueil ! Bises

    @ la famille déjantée : Ce livre n'a pas un message puisque c'est une analyse philosophique des jeux vidéo, donc en réalité tu as plein de messages liés aux décryptages de l'auteur, c'est pour cela que c'est quasiment impossible à résumer !!! J'ai rajouté des extraits pour que tu puisses m'aduler :p Bises


  • Glycine blanche
    24/09/2011

    Je ne suis pas fan de jeux vidéos mais j'avoue avoir eu un moment de faiblesse au début de Lara Croft !! Bises et bonne journée.


  • la famille déjantée
    24/09/2011

    Je viens juste de voir!! merci beaucoup!!! Je m'y plonge ce soir!!


  • DAMESKARLETTE
    24/09/2011

    Je ne suis pas fan des jeux vidéos tout court, c'est vrai que ça me gave mais je comprends que certaines personnes puissent être passionnées. Excellent week end


  • Chocophile
    24/09/2011

    Je suis une fan Nitendo depuis l'adolescence, Mario, Mario Kart, et surtout Zelda! Je suis l'évolution mais pas dès la sortie des consoles, j'attends un peu et là la DS 3D c'est pas mon truc! Bon j'ai pas eu beaucoup de temps pour jouer depuis un moment mais ça va je ne suis pas une accro 😉


  • phypa
    24/09/2011

    Les jeux videos, c'est aussi tout simplement du jeu !
    Il y a des tas de jeux sympas pour tous les goûts.
    Le tout est d'éviter l'addiction.
    'Linconscient de notre capitalisemnt tardif" Bof.
    Mais, je pense aussi que cela peut être un divertissement qui crée du lien.
    Comme beaucoup de choses, tout dépend de l'usage qu'on en fait.

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